Ecrit par Daivi Rodima-Taylor (Centre d'études africaines, Université de Boston) et Joyce Hope Scott (Programme d'études afro-américaines, Université de Boston, et Réseau international de chercheurs et de militants pour les réparations africaines, INOSAAR)
Le 21 février 2020, une communauté internationale d'universitaires s'est réunie à l'université de Boston pour participer à un symposium intitulé « Justice réparatrice et réparation sociétale: Racisme mondial et réparations » [Traduction]. Le symposium a réuni des universitaires, des étudiants et des militants communautaires pour discuter des préoccupations actuelles du racisme mondial et réfléchir sur la réparation de l'esclavage et de la colonisation des personnes d'ascendance africaine. L'événement visait à fournir un forum inclusif pour discuter des questions de justice sociale et de réparation, tout en délibérant sur la transformation de la communauté mondiale dans cette Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine des Nations Unies (DIPAA).
Le symposium s'est appuyé sur les activités du Réseau international de chercheurs et de militants pour les réparations africaines (INOSAAR) qui vise à faciliter un réseau dédié à la justice transitionnelle et à la réparation sociale de l'esclavage et du génocide des peuples d’ascendance africaine. Les discussions ont porté sur les objectifs déclarés de l'INOSAAR : élargir nos définitions collectives de la réparation pour y intégrer des approches culturelles, spirituelles, environnementales et psychologiques; encourager les collaborations intercommunautaires qui sont ancrées dans la pratique de la justice cognitive; et promouvoir l'importance des systèmes de connaissances africains pour mener des activités de recherche et d'activisme autour des questions de justice sociale et de réparation.
Dans cet article de blog, nous aimerions attirer l'attention sur les contributions potentielles des universités et de la communauté universitaire à la discussion de ces sujets, tout en préconisant une approche de recherche communautaire inclusive qui vise à autonomiser les communautés historiquement marginalisées. Nos discussions s'appuient également sur les objectifs définis dans la DIPAA (2015-24) qui fournit un cadre opérationnel pour éradiquer les injustices raciales et assurer aux personnes d'ascendance africaine leur participation égale à l'économie et à la société. Elle découle de la Déclaration et le Programme d'action de Durban, adoptée lors de la troisième « Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée » en 2001. La Déclaration de Durban reconnaît la victimisation des personnes d'ascendance africaine par l'esclavage et appelle les États du monde entier à adopter des mesures pour lutter contre le racisme et la xénophobie.
En 2014, la DIPAA a proposé une liste d'actions spécifiques sous le thème « Reconnaissance, justice et développement, » offrant une plateforme pour lutter contre le racisme, les préjugés et la discrimination. Elle a mis l'accent sur la reconnaissance du « droit au développement et des mesures contre la pauvreté » comme l'un des points centraux de la Décennie internationale. Reconnaissant que la pauvreté est à la fois une cause et une conséquence de la discrimination, la DIPAA conseille de développer des programmes nationaux pour l'éradication de la pauvreté et la réduction de l'exclusion sociale qui prennent en compte les besoins et les expériences spécifiques des personnes d'ascendance africaine, ainsi que de favoriser la coopération bilatérale, régionale et internationale dans la mise en œuvre de ces programmes. La DIPAA met notamment l'accent sur une perspective de genre dans les politiques publiques, en tenant compte des besoins spécifiques des femmes et des filles d'ascendance africaine, ainsi que sur des appels à l'intégration des droits de l'homme dans les programmes de développement, y compris l'accès et la jouissance des droits à l'éducation, à l'emploi, à la santé, au logement, à la terre et au travail.
Les familles et les communautés noires souffrent toujours des conséquences des injustices historiques et structurelles de l'esclavage et de la colonisation. Beaucoup d'entre elles sont financièrement exclues, n'ayant pas accès à des produits et services financiers abordables pour l'épargne, l'emprunt ou l'assurance. Selon l’ « Enquête sur les finances des consommateurs » (« Survey of Consumer Finances ») de la Réserve fédérale, la famille noire américaine moyenne en 2016 disposait de moins d'un dixième de la richesse de la famille blanche américaine moyenne. Près de la moitié des ménages noirs aux États-Unis ne sont pas ou peu bancarisés, de nombreux ménages noirs ayant recours à des services d'encaissement de chèques à frais élevés, à des prêts sur salaire et à des cartes de crédit prépayées. Les histoires d’exclusion financière racialisée incluent les pratiques de longue date de « redlining » qui ont commencé avec la loi nationale sur le logement de 1934, limitant les prêts hypothécaires dans les quartiers en fonction de la composition raciale. Les pratiques de prêt perpétuant la ségrégation raciale persistent encore aujourd'hui dans le secteur financier formel.
Ce sont là quelques conséquences des inégalités structurelles historiques et contemporaines auxquelles sont encore confrontées de nombreuses communautés et ménages noirs. Les coûts très élevés des envois de fonds dans le monde entier vers les pays d'Afrique constituent un autre type d'exclusion pour les personnes d'ascendance africaine. Les envois de fonds - des transferts d'argent des migrants à leurs familles et amis qui s'effectuent sur de longues distances - sont essentiels pour la subsistance des personnes dans de nombreux pays en voie de développement. Les éléments affectifs et relationnels des transferts de fonds sont au premier plan et sont souvent considérés par les migrants comme une obligation morale et un investissement spirituel. Le prix de l'envoi de fonds en Afrique subsaharienne reste bien plus élevé que dans toute autre région du monde, souvent de 20% supérieur à celui des transferts de fonds effectués ailleurs (Banque mondiale, 2018). Malgré les difficultés des infrastructures de paiement du secteur formel, tant pour l'envoi que pour la réception des transferts de fonds, les organisations communautaires et les groupes économiques informels jouent un rôle important de médiation, en canalisant et en faisant circuler les paiements. Avec l'avènement des technologies numériques telles que l'argent mobile et les monnaies numériques, les infrastructures de paiement restent médiatisées à leurs points de jonction par divers gardiens sociaux et institutionnels.
Il s'agit notamment de groupes de soutien mutuel communitaire qui ont joué un rôle central dans la médiation de l'entrée de l'argent liquide dans les économies locales en Afrique et qui sont devenus des acteurs importants dans l'acheminement des transferts de fonds et de la monnaie électronique. Cela souligne l'importance d'étudier les institutions et les initiatives communautaires. Par exemple, les femmes afro-canadiennes dirigent avec succès de tels groupes d'épargne informels dans les quartiers pauvres de Toronto, luttant contre l'exclusion des entreprises et les attitudes et perceptions raciales dans les banques formelles. De même, des membres de la diaspora des pays d'Afrique de l'Ouest résidant au Massachusetts ont été signalés comme appartenant simultanément à plusieurs groupes d'épargne informels qui façonnent les activités de leur économie ainsi que l'envoi de fonds. Les objectifs de ces groupes informels incluent la survie des moyens de subsistance ainsi que la connectivité sociale et l'action politique.
Les questions auxquelles est confrontée la communauté universitaire sont les suivantes : comment identifier, établir des liens avec, et étudier ces institutions et agences communautaires de base ; et comment faire sortir ces groupes informels de l'ombre de la marginalité et faciliter l'établissement de liens significatifs entre les initiatives et l'inventivité locales, et les institutions et politiques du secteur formel ? Les activités du Centre d'études africaines et du Programme d'études afro-américaines de l'Université de Boston ont visé à établir un dialogue significatif avec les universitaires de la diaspora ainsi qu’avec les groupes et acteurs de la diaspora africaine et à fournir une plateforme multiface pour un engagement participatif autour des questions qui comptent pour les Africains sur le continent et dans la diaspora africaine.
La diaspora africaine a été historiquement l'un des groupes de la diaspora les plus importants et les plus instruits des États-Unis et a exercé un impact profond sur l'évolution des libertés démocratiques du pays. Le monde complexe d'aujourd'hui est marqué par l'intensification de la mobilité mondiale. De nombreuses initiatives politiques mondiales récentes, notamment le programme de développement durable des Nations Unies pour 2030, soulignent la pertinence de faciliter les contributions sociales et économiques de la diaspora qui peuvent contribuer positivement au lien entre migration et développement. Les connaissances interculturelles et l'expertise sociale des diasporas peuvent affecter les idées et les pratiques de citoyenneté et de souveraineté dans leurs pays d'origine. Les diasporas peuvent promouvoir la démocratie et la consolidation de la paix, en particulier dans les États fragiles et touchés par des conflits, par le biais du dialogue public et de la diplomatie, des contributions économiques et de l'aide au développement.
Cependant, cette récente politique (axée sur les contributions et les institutions de la diaspora) a également mis en lumière les défis et les contraintes importants auxquels les acteurs de la diaspora africaine sont confrontés dans leurs efforts pour aider les communautés aux États-Unis et en Afrique. Ce fait met en évidence l'importance de l'initiative et de l'aide que les communautés universitaires pourraient apporter. L'initiative d'Études sur la diaspora de l'Université de Boston au Centre d'études africaines se concentre sur la dynamique des réseaux et des communautés transnationaux de la diaspora, et vise à fournir un forum de facilitation aux diverses institutions afin d'échanger leurs expériences et stratégies dans l'engagement de la diaspora. Nous avons également développé un aspect comparatif des études sur la diaspora par le biais d'un engagement avec les diasporas des pays en transition et en situation de post-conflit d'autres régions du monde, facilitant ainsi le partage des connaissances et l'apprentissage mutuel. Ces activités ont permis de sensibiliser et d'éduquer les étudiants et les membre du corps professoral de l'université de Boston aux questions relatives aux diasporas par le biais d'événements, de publications et d'activités de sensibilisation, et ont facilité les liens des diasporas avec les organisations de la société civile, les acteurs du développement et les décideurs politiques.
Le Forum Panafricain de Boston (Boston Pan-African Forum, BPAF), groupe communautaire et militant, s'est efforcé de promouvoir une large appréciation des questions socio-économiques, politiques et autres qui affectent les relations entre les Américains et les personnes d'ascendance africaine dans le monde. Le BPAF est basé à Boston et compte des membres dans toute la Nouvelle-Angleterre. La mission de l'organisation met l'accent sur la connexion des peuples africains entre eux et avec leurs amis et alliés. La BPAF a accueilli de nombreuses présentations de groupes d'experts, des réunions et des réceptions concernant des problèmes, des dirigeants et des événements importants pour le continent africain et sa diaspora mondiale, y compris des forums sur les réparations et la justice réparatrice. Les orateurs invités ont été d'anciens chefs d'État, des dirigeants civiques et politiques, des universitaires et des écrivains de renom.
Ces événements conjoints ont également contribué à mettre en évidence et à faciliter le rôle de la diaspora africaine en tant qu'important médiateur de l'innovation et de l'échange transnational de connaissances, en cherchant des solutions aux problèmes d'appropriation abusive des connaissances autochtones et des ressources d'innovation. Les programmes du BPAF ont également fait un effort systématique pour établir des liens avec les institutions éducatives des communautés raciales et ethniques diverses de la région de Boston, y compris les collèges communautaires et les écoles publiques de la région, afin de créer des communautés de pratique conjointes.
Il reste cependant beaucoup à faire pour faciliter des partenariats véritablement inclusifs entre les communautés minoritaires et les institutions universitaires. Ainsi, nous appelons à une exploration systématique de nouveaux modes de relation entre les institutions universitaires et les communautés et individus historiquement marginalisés. Nous nous demandons comment nous, Centre d'études africaines et le programme d'études afro-américaines, pouvons devenir des plateformes plus efficaces pour un engagement inclusif et l'autonomisation des personnes d'ascendance africaine, victimes des atrocités historiques et contemporaines de la migration forcée et de l'esclavage? Comment pouvons-nous jeter des ponts entre la recherche universitaire, l'activisme et les communautés locales pour l'autonomisation des communautés marginalisées et des groupes sociaux qui sont souvent privés de l'accès à ces connaissances ? Comment les institutions académiques peuvent-elles forger des partenariats de recherche participative qui favorisent la production inclusive de connaissances avec les organisations et les groupes de base qu'elles cherchent à étudier ?
Comment pouvons-nous, en tant qu'universitaires, favoriser un apprentissage et un partage des connaissances significatifs, au niveau communautaire, en mettant l'accent sur l'inclusion et la justice sociale, tout en remettant en question les injustices et les inégalités structurelles et historiques ?
Par conséquent, nous appelons la communauté universitaire aux États-Unis et au niveau international à réfléchir à de nouvelles approches de promotion de la production de connaissances inclusives qui ne suivent pas les pratiques de recherche extractive encore courantes dans le monde universitaire contemporain, mais qui établissent plutôt des partenariats de recherche équitables et mutuellement respectueux, capables de relever les véritables défis de l'exclusion financière, de la pauvreté, de l'injustice et de la discrimination dont souffrent encore les communautés d’ascendance africaine et d'autres communautés historiquement marginalisées.
